"Ce qui est très difficile dans la vie c’est de refuser, c’est un équilibre entre ce que vous acceptez et refusez qui fais de vous ce que vous êtes ou ce que vous serez"
Morceaux choisis de la discussion avec Pierre Lhomme autour du film "Le Sauvage" de Jean Paul Rappeneau.
vous pouvez retrouver l'intégralité de la discussion en PDF en bas de page.
A propos des repérages et du découpage très précis, vous aviez dit que la séquence dans le jardin était composée de quatre jardins éparpillés aux quatre coins du monde, comment gère-t-on ce type de raccords ?
Rien n’est fait au hasard, quand il découvre le potager, le premier plan a été tourné dans la jungle vénézuélienne, quand ils arrivent en haut d’une colline et voient le potager, on est dans les jardins ouvriers de Ville Avray. C’est un talent conjugué, celui du décorateur, de l’ensemblier, de l’opérateur. D’un plan sur l’autre on a les mêmes exigences et on crée des raccords qui, dans la réalité, n’existent pas. Il y a un plan par exemple où l'on voit la mer dans le fond, pour bien situer que le jardin est sur une colline d’où on voit la mer. Pour tourner ce plan dans le potager où l’on voit la mer comme il était écrit dans le scénario, on a cherché sur une île voisine pour installer un bout de potager. Puis avec les mêmes costumes, la même équipe, les mêmes objectifs, on a donné l’impression que ce jardin était au dessus de la mer.Je prends des notes et en même temps je souhaite avoir des conditions de lieu favorables parce que dans ce genre de film, s’il avait plu dans les jardins ouvriers de Ville Avray, on aurait tourné quand même. Donc si un des éléments de raccord m’avait échappé on aurait essayé de le rattraper en post production. Il faut avoir de la chance, de l’intuition et pas mal d’expérience pour ne pas paniquer face à ce genre de situation.
Vous savez, beaucoup de choses contribuent aux raccords, l’objectif, la vitesse de déplacement, le type de plan, la direction de lumière. Si une direction de lumière est bonne dans un plan large et qu’après vous devez faire un plan serré, et que le personnage en plan serré dans cette lumière n’est pas beau, alors vous pouvez modifier la lumière à conditions de garder le même contraste. Si la relation entre l’ombre et la lumière est la même, même si elle n’est pas située de la même façon mais que le rapport est maintenu, vous faites à peu près ce que vous voulez. Les raccords c’est une chose absolument déterminante dans notre métier et dans celui de cinéaste car c’est ce qui fait que des plans s’enchainent de manière harmonieuse ou vont se catapulter les uns les autres.
La technique cinématographique c’est ça aussi, je disais toujours à Jean Paul : ‘Tu force tout le monde a une gymnastique incroyable’. C’est sur que si j’avais du faire ce film en tant que débutant, j’aurais probablement fait une crise cardiaque.
A propos des nuits
Le plus bizarre dans ce film, c’est qu’on a attaqué par des scènes de nuit (Deneuve se fait poursuivre par des malfrats). On a commencé par ces scènes là et c’est une des choses les plus délicates avec un metteur en scène. Qu’est ce que c’est la nuit ? Qu’est ce qu’il faut ou ne pas voir ? Qu’est ce qu’on doit deviner ? Ce sont des notions très délicates à manier quand on fait un film et il se trouve qu’on a commencé par ces scènes de nuit dans la jungle. Il fallait beaucoup d’inconscience pour les attaquer comme on les a attaqués. Ce sont les premières images qui nous sont parvenues de France où la pellicule était développé (8-10 jours après le début du tournage) et quand la projection des rushs a commencé, au bout de quelques minutes Montand s’est levé et s’est tourné vers Jean Paul et moi et a dit : ‘C’est pour ça que vous m’avez fait venir les petits’. Il ne se voyait pas. Il a fallu qu’on le tranquillise, qu’il n’oublie pas qu’un film est un montage et que l’enchainement des plans ferait que ce serait indiscutablement bien lui qui se battait, qui courrait, car à ce moment là, il ne voyait que des fantômes qui se baladaient dans des bananiers. Il ne se voyait pas dans le personnage du film. C’était des moments très difficiles car il a fallu le récupérer, qu’il reprenne confiance en nous. Il en est sortis très inquiet alors comme je le connaissais un peu, je m’en suis occupé et ai essayé de le rassurer et il m’a dit : ‘Bon si c’est toi qui me le dis, mais quand même on voit rien’. C’est aussi une autre époque du cinéma. Aujourd’hui ce que vous faites vous pouvez le voir immédiatement et même le corriger pour tranquilliser les acteurs.
Il y a un moment dans ce genre de film il faut prendre le moins de risques possibles car il y a trop de conséquences économiques derrière vous. Quand vous faites des nuits, il y a d’abord ce dialogue qui va s’installer après le montage (trop clairs, trop sombres, trop de couleurs). Pour moi d’abord il faut voir, ensuite le problème des nuits c’est que les couleurs doivent disparaître, le contraste doit changer. C’est un travail que vous faites avec des filtres, puis à l’étalonnage et maintenant quand vous étalonnez en numérique vous disposez d’outils infiniment plus subtils et performants que les outils dont on disposait. Mais ceci dit les deux visions ont beaucoup de charme. Mais c’est difficile de parler de ça d’une façon théorique parce que quand on est en train de tourner on résout tout un tas de problèmes et ensuite après montage on doit continuer de les résoudre avec l’étalonneur. Donc c’est un travail tout à fait prenant mais tout à fait collectif. Moi j’ai eu ces problèmes très vite car j’aimais bien les clairs obscurs et les nuits et je me suis confronté à des productions ou des metteurs en scène qui disait : ‘On ne voit plus rien’. Donc j’ai essayé de faire en sorte par la suite d’avoir la liberté d’assombrir ou d’éclaircir en post production. Ne jamais se faire piéger par un négatif trop pauvre. Quand j’étais étudiant, le luxe des opérateurs c’était de faire ce qu’il appelait des purées d’oignons c’est à dire des négatifs avec juste ce qu’ils souhaitaient qu’on voit. Mais c’était très dangereux car selon la salle de projection, suivant les spectateurs ou les metteurs en scène, la notion de ce qu’on doit voir ou pas, les notions de nuit pénombre, clairs obscurs ne sont pas les mêmes. Donc c’est toujours assez délicat.
les cadres
Je pense qu’avec l’évolution de notre métier l’image s’est un peu uniformisée, vulgarisée et que l’authenticité du cinéaste se voit maintenant dans le cadre, dans le travail de la caméra. Après c’est toujours pareil, quand on intègre une séquence il faut comprendre qu’elle est l’importance des personnages, est ce qu’on va être en plan moyen, en plan large et ça détermine une focale. Ce qui m’a toujours semblait important, c’était de conserver cette focale pendant toute la scène quitte à changer à la scène suivante. Mais à l’intérieur d’une scène de maintenir une espèce d’unité du cadre, pas seulement entres ses quatre points mais aussi dans la profondeur, le relief de l’image. Il est très lié à la focale qu’on utilise, au diaphragme auquel on travaille etc…. Par exemple dans les histoires du jardin, pratiquement tous les plans sont fait à la même focale et au même diaphragme, c’est ce qui permet de sauter d’un lieu dans un autre sans qu’il y ait de choc comme dirait Robert Bresson.
La question qui se pose en terme de couleurs, c’est de savoir si le réalisateur est respectueux de ce qu’il est en train de filmer ou pas. Le plus difficile c’est d’être en face d’un décor rouge et d’un metteur en scène qui voudrait avoir une lumière froide, ce qui arrive. Là c’est votre goût personnel qui s’exprime d’une façon qui n’est pas forcément évidente, c’est une question à laquelle j’ai beaucoup de mal à répondre. Déjà ce que je pense, c’est que le passage du Noir et Blanc à la couleur m’a rendu allergique au fouillis, s’il y a trop de couleurs, il y a une bouillie d’image et ce n’est plus de la couleur. Le plus difficile c’est de réduire ce fouillis enfin c’est comme ça que je l’exprime et c’est un peu primaire mais ça correspond à quelque chose d’important. De même que ce fouillis s’augmente avec les focales, plus elle sera courte plus vous aurez un fouillis d’image. Alors travailler la couleur, le look d’un film, toutes ces chose là ça intervient aux repérages, à la lecture du scénario, c’est en discutant avec le metteur ne scène, c’est en voyant surtout les acteurs qui sont tout de même l’élément le plus important dans le film. C’est toutes ces choses là dont vous prenez conscience et qui donne votre style à l’image. Et puis il y a votre goût, moi je préfère les tons froids aux tons chauds alors quand je participe à des repérages, je me méfie de ce qui est trop chaud. C’est pour ça que j’ai été très heureux avec Melville qui, s’il voit un ton chaud, s’évanouie.
Et le diaphragme?
Si vous voulez, quand les opérateurs de ma génération ont débuté, la pellicule était beaucoup moins sensible qu’à l’époque du Sauvage où elle était déjà d’une certaine sensibilité. Quand on est en face de problèmes d’éclairage, que ce soit décor, ou visages et qu’on arrive pas au bout de ce qu’on souhaite, généralement c’est qu’il y a trop de lumière, trop de source. C’est en enlevant de la lumière qu’on retrouve de la qualité, ça c’est un point clé. Et quand j’ai fais par exemple un film avec Alain Cavalier qui était entièrement de nuit à Mantes, qu’il y avait des places entières à éclairer, en aucun cas je ne pouvais avoir les moyens de travailler en dehors de ce qu’on appelle le plein pot, c’est à dire qu’à l’époque les objectifs ouvraient entre 2 et 2,3 et moi je disposais de projecteurs ou de sources de lumières qui me permettaient d’arriver à ces diaphragmes là mais pas plus. Donc j’ai pris l’habitude de travailler à des diaphragmes très ouvert et au fur et à mesure que la pellicule devenait plus sensible, moi j’y restais fidèle parce, ça me permettait d’utiliser moins de lumière, de moins réchauffer les décors, les plateaux, et donc je suis resté partisan d’un diaphragme de 2 ou 3,2, puis les objectifs se sont ouvert jusqu’à 1,2 donc tout changeait. J’ai fais un film entier à 1,4 c’était ‘Les quatre nuits d’un rêveur’ de Bresson. J’étais au bord de la Seine, j’ai pris des mesures, j’ai fais des photos et je me suis aperçu qu’à 1,4 on devinait les grands monuments et donc si je travaillait à 1,4 je n’avais plus à m’occuper que des visages, le reste c’était la ville de Paris. La seule que j’avais faite c’est qu’avec des électriciens de la ville de Paris, j’avais refais les éclairages avec les mêmes projecteurs et à la même valeur. Donc là j’ai travaillé pour tout un tas de raisons à 1,4. Ce qui est très délicat car c’est l’absence totale de profondeur de champ et il faut que votre metteur en scène vous suive et comprenne vraiment de quoi il s’agit. Donc ça implique des choses à visualiser à prendre. Quand je pouvais tourner à 5,6 c’était très intéressant par rapport à certaines focales, mais pour moi ça n’a jamais était un but. Je m’étais trop habitué à travailler avec trois francs six sous.
La satisfaction de faire ce métier?
La satisfaction est liée à un scénario que vous étiez heureux de faire, à des acteurs qui vous ont comblé quelque part. Ce que vous appelez état de grâce, c’est la conjonction de plusieurs choses, mais j’ai beaucoup de bons souvenirs, plus que de mauvais. Ce qui est très difficile dans la vie c’est de refuser, c’est un équilibre entre ce que vous acceptez et refusez qui fais de vous ce que vous êtes ou ce que vous serez. Et c’est vrai dans tous les domaines.