ESTHER KAHN

"Un outil est conçu pour une certaine norme, pour qu'un certain nombre de gens viennent l'utiliser. Là où ça devient intéressant, c'est quand on prend cet outil, qu'on lui tord le cou pour en sortir quelque chose d'autre. Dans la manière d'exposer, de développer, de filmer, de filtrer... Donc on peut obtenir des choses trop surexposée, aux couleurs distordues etc... Et la ça devient intéressant.  "

Morceaux choisis de la discussion  autour du film "Esther Kahn" d'Arnaud Desplechin, avec le directeur de la photographie Eric Gautier, AFC. 

Vous pouvez également retrouver en bas de page la retranscription complète du débat.

Bonne lecture!

Les décors, la préparation

 

" Au tout début du film il y a ce grand lustre qui remonte, et dont Arnaud a piqué l’idée. C’est difficile d’en trouver des traces, mais il y en a dans le film de Milos Forman, Valmont. On se servait des flammes comme avec une gazinière, au minimum, mais on ne pouvait pas l’éteindre, évidemment, parce qu’après il fallait le rallumer. Et comme le lustre était toujours suspendu, on le remontait le plus haut possible et on baissait au minimum le gaz pendant la séance. […] Le jeu d’orgue vient de là d’ailleurs. Les lampes avaient des tuyaux qui partaient vers une commande qui augmentait ou diminuait le niveau de lumière et ça ressemblait à des tuyaux d’orgues. C’est la même chose aujourd’hui avec de l’électricité et des curseurs, mais ça vient de là. Tout ça était passionnant à chercher. Je me suis pris au jeu, et j’ai essayé d’abord d’être fidèle avec la reconstitution de l’époque. […] Et comme tout principe hitchcockien de scénario, c’est toujours intéressant de commencer par quelque chose de très réaliste, et puis au bout d’un moment, une fois que vous acceptez la réalité, vous acceptez aussi de vous embarquer dans des choses irréelles et fausses. Ce qui compte à ce moment-là c’est la réalité des histoires, plus la réalité tout court. À la fin du film – toute la représentation d’Hedda Gabler, évidemment, on est vraiment dans Hitchcock, dans les effets."

Autour des contrastes et des visages

" Je voulais toujours protéger les visages. Je voulais toujours qu’il y ait quelque chose qui soit bienveillant… En fait c’est même plus que les visages, c’est la carnation. Esther Kahn c’est : « Qu’est-ce qu’on incarne, qu’est-ce qu’on est ? » Donc c’est un rapport avec la chair aussi. Mon ambition c’était d’être assez subtil sur le film d’époque, parce qu’évidemment, « le film d’époque », je le disais, c’est un peu le cauchemar : on tombe très vite dans des trucs, dorés, rougeâtres, qui sont vite clichés, qui sont vite jolis. Je ne voulais pas faire du joli, je voulais faire quelque chose qui soit juste. Et donc j’ai essayé d’établir une espèce de palette de ton sur ton. Parce que dans ces tonalités très chaudes, toutes les couleurs finissent par se ressembler, elles se tuent un peu. Et puis c’était une époque où il y avait peu de couleurs. Il n’y avait pas de couleurs flashy comme aujourd’hui. Donc j’ai essayé de travailler sur une espèce de rendu des couleurs. Avec mon chef électricien on avait établi tout un système de couleurs qu’on mettait sur les projecteurs. Si on était en lumière au gaz, électrique, si on était en lumière à huile, ou à pétrole. De façon à ce qu’après, à l’étalonnage, on compense tout ça mais en gardant des subtilités.

En effet j’ai aussi beaucoup sous-exposé le film de façon à ce que l’image soit assez pauvre sur le négatif, ce qui adoucit l’image mais appauvrit les couleurs aussi. Ce qui fait que dès qu’on corrige trop de couleurs à la prise de vues, ça interfère avec les noirs. Les noirs ne sont jamais purs dans ce film, ils sont toujours un peu gris, parfois un peu verdâtres. C’est très subtil, mais on n’est pas dans les canons de la belle image où il faut des noirs bien purs, des couleurs bien franches. J’ai essayé de travailler ça : autour de la fausse teinte, dans la pénombre et dans la lumière artificielle, et en extérieur. Et puis par contre dans les extérieurs, c’était vraiment important pour Arnaud que ce soit l’hiver. Il fallait qu’on le sente. On a tourné à l’hiver 1998-1999, et c’était essentiel qu’on sente toujours la lumière qui vient du dessus. En fait c’est un film où je n’ai pas éclairé les extérieurs. Mais je mettais toujours des tissus noirs autour pour assombrir et pour contraster toujours par le haut, qu’on sente toujours que la lumière vient du dessus, toujours en essayant de trouver un bon équilibre pour que ça ne soit pas trop dur non plus, ni cauchemardesque, ou agressif, ou écrasant, mais que ça soit quelque chose de doux en même temps. "

 

          

 

 

A propos des amorces.

"C’est quelque chose dont on n’a jamais parlé clairement, mais que j’ai toujours très bien ressenti avec Arnaud. Et c’est vrai que sur ce film ça se faisait toujours de façon très évidente. La question qu’il se pose sur un film comme ça c’est toujours : « Quelle est la position juste ? » On a un travail passionnant ensemble parce qu’on n’est que deux à parler de ça, et c’est en gros : « Est-ce que la caméra est à une position juste par rapport au comédien, par rapport à ce qu’on est en train de tourner ? Est-ce que c’est voyeur ou pas ? Est-ce que c’est pudique ? Trop ou pas ? ». Et Arnaud est toujours dans ce dilemme : « À quel moment faut-il être impudique ou pas ? » C’est extraordinairement difficile de trouver la bonne distance, et c’est vrai que les amorces font qu’on ressent – même si personne n’y pense pendant un film – qu’on est à distance, et parfois on accepte mieux les choses à l’écran. Et c’est pour ça aussi qu’il aime bien être frontal parfois : tout à coup il y a un truc qui est presque obscène. Quand Esther se fout des coups de poings dans la figure ça commence de trois quarts dos parce que c’est insupportable de voir ça. Et ensuite il nous emmène en face, et on avance même sur elle. Mais il ne peut pas le faire franchement, tout de suite. Ça vient après un long moment dans le film. Il ne ferait jamais une scène pareille pour un début de film. Ou alors si, mais ça se voudrait vraiment provocateur. C’est des parti-pris très forts.

 

Les choix de cadres

 

La vraie question c'est : quelle est la place de la caméra par rapport à ce qu'on est en train de filmer ? J'ai beaucoup appris là-dessus avec Arnaud. Ce n’est pas tant « quelle focale » que « à quelle distance on est ? ». Pour le reste, Arnaud écoute beaucoup au dernier moment. Au niveau du cadrage, une chose intéressante est le fait que la caméra est souvent au-dessus des acteurs, il l'a d'ailleurs beaucoup plus fait dans le film suivant Rois et Reines, ça n'existait pas dans les films précédents. Je ne sais pas comment l'expliquer, certainement pour écraser les personnages, je suppose... Même à l'épaule, on est souvent en plongée. Mais on n’arrive pas sur le tournage avec de grandes théories, on discute ensemble, on essaie de construire quelque chose avec la réalité. 

Le numérique...

"J'espère que la pellicule va perdurer, parce que c'est important qu'on ait le choix. On a le droit d'écrire sur un ordinateur, mais on a aussi le droit d'écrire sur des cahiers, l'un ne va pas contre l'autre. Après, c'est vrai qu'industriellement, si KODAK disparaît, bon ben on sera obligé de suivre... On est toujours dans ce mouvement. Le problème, c'est qu'un outil est conçu pour une certaine norme, pour qu'un certain nombre de gens viennent l'utiliser. Là où ça devient intéressant, c'est quand on prend cet outil, qu'on lui tord le cou pour en sortir quelque chose d'autre. Dans la manière d'exposer, de développer, de filmer, de filtrer... Donc on peut obtenir des choses trop surexposée, aux couleurs distordues etc... Et ça devient intéressant. En numérique, pour tordre l'outil, comment faire ? En argentique, je sais faire, mais en numérique, on peut créer de nouveaux profils, mais ça devient vraiment extrêmement pointu techniquement. J'ai donc besoin de quelqu'un d'intermédiaire, qui va m'aider à chercher ça. Et voilà d'où vient la difficulté, on vit dans un monde où tout le monde a peur, tout le monde veut se couvrir, donc tout le monde dit « on pourrait faire ça, mais on pourra le faire plus tard. Donc pour l'instant on enregistre tout, on aura tout on pourra toujours revenir en arrière. » Mais moi, je ne veux pas revenir en arrière. Dans ce film, certains plans sont clairement sous-exposés, on ne peut pas revenir en arrière, ils sont comme ça et pas autrement. Et je crois, moi, en cette imaginaire où on invente l'image pendant qu'on tourne. On met deux heures à préparer un plan, tout le monde est prêt, attention, l'actrice est angoissée etc... Tout un tas de choses qui imprègnent l'image. On a décidé, et maintenant c'est comme ça. On ne va pas recadrer, refaire ceci, cela... On fait un pari au jour le jour, et c'est comme ça qu'on construit l'image. C'est comme ça, il me semble, qu'on arrive à ce qu'on appelle une création. Ça n'est pas du risque, c'est de l'expérimentation. Il y a du risque au début, mais ensuite il y a l'expérience, donc il y a bien des paramètres incontrôlés, mais on sait qu'on va s'y retrouver finalement. On est pas sur un terrain vide, on a de l'expérience, ce qui permet d'être audacieux, et d'aller encore plus loin. "

Esther Kahn- Éric Gautier
Transcription complète de la séance du ciné-club Louis Lumière du 6 décembre, autour du film Esther Kahn.
Transcription E.Gautier complet.pdf
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Prochaine séance

 

Mardi 6 octobre

2020

à 20H

 

JEUNE FEMME

 

 réalisé par

Léonor Serraille

 

En présence de la réalisatrice

Léonor Serraille

et de la cheffe-opératrice

Émilie Noblet

 

Celle d'après