Dans la brume électrique - Bruno de Keyzer

"Directeur de la photo c’est comme rugbyman, il faut avoir l’intelligence du jeu"

Morceaux choisis de la discussion du 5 avril avec Bruno de Keyzer à l'occasion de la projection du film Dans la brume électrique de Bertrand Tavernier.

J’avais fait un très joli film qui s’appelait La Vie et rien d’autre, puis pendant 18 ans je n’ai pas travaillé avec Bertrand Tavernier. Et un jour j’ai reçu un coup de téléphone, il m’a dit tu vas lire Dans les brumes électriques de James Lee Burke , on va peut être faire un film. Donc j’ai lu le livre et j’étais entièrement paniqué car la première chose qui m’a interpelée en tant que directeur de la photo c’est la présence de la nature dans le livre. On sentait la moiteur, on sentait les couleurs, même la pourriture des feuilles dans le bayou. Je me suis dit : comment on va faire ça ?


J’ai appelé Bertrand, je lui ai dit : pour moi en plus des personnages du film, il y a le bayou. Je n’avais jamais mis les pieds en Louisiane donc pour moi c’était la première angoisse. Quatre mois plus tard j’ai reçu le premier scénario et on est allé en repérages.


L ‘émotion que j’ai eu en lisant le livre, c’est ce qui m’a permis de faire les images que j’ai faites sur la nature. Et ce n’est pas si évident. Le problème des directeurs de la photo, et c’est pas moi qui l’ai inventé, c’est que quand on tourne en studio, on est dieu, dès qu’on sort du studio c’est plus compliqué. Il faut gérer la chaleur, le soleil, les crocodiles, les moustiques, les plantes venimeuses et les serpents. Le rendu de tout ça, c’était compliqué artistiquement. En tant que lecteur, j’ai eu une émotion en lisant le livre, et j’ai essayé de rendre ça à l’image, et je pense que je m’en suis pas trop mal sorti.

 

Avec Bertrand, quand on a fait les repérages, j’avais un assistant, un machiniste et une caméra avec moi, et on a tourné comme à la belle époque de la nouvelle vague, sans artifice. On a volé des plans de paysage, de raffinerie, de brume, et tous les plans que vous voyez dans le film, qui sont en quelque sorte des plans de seconde équipe ont en fait été tourné avant le début du tournage.


Et puis j’ai enfoncé le clou parce que je me suis dit qu’il y avait des scènes que je ne pouvais pas tourner avec 150 personnes, donc j’ai inventé des deuxièmes équipes. Par exemple quand vous voyez Tommy Lee Jones sur le pont dans la brume avec le bateau qui passe, c’est tourné avant le tournage. J’ai aussi dit qu’il faillait essayer des têtes caméra pour mettre sur les air-boat parce que ça vibre et qu’il faut rétablir l’horizontale. J’ai essayé toute les têtes possibles et inimaginables et pendant que j’essayais les têtes, j’ai tourné plein de plans de bayou, etc. C’est à dire que tous les plans, que j’appelle des beauty shots dans mon jargon publicitaire, ont été tournés par moi seul, avec Bertrand, avant le film. Donc il n’y a pas eu de deuxième équipe, j’ai fait la deuxième équipe avant de tourner le film. C’est tous ces plans qui donnent sa dimension un peu lyrique au film.


Au Etats-Unis, les contrats des acteurs sont tellement draconiens qu’il est hors de question qu’un acteur vienne une demi-journée avant où parte une demi journée après. On vous donne tous les moyens pour que si l’acteur vienne un journée, il tourne une journée. Même si il y a des cyclones, même si il y a des mini-tornades, il faut tourner coûte que coûte. Parallèlement à ça, il y a beaucoup plus de monde mais ils ne font pas plus de travail. En moyenne en France on tourne avec une cinquantaine de personnes, aux Etats-Unis ils sont trois fois plus. On fait la même chose avec moins de monde parce que les gens sont plus investis. Par exemple au niveau des électriciens, au Etats-Unis il y a le gaffer et c’est tout, les autres ce sont des porteurs de projecteurs. En France quand je travail avec 4 électriciens, ce sont 4 gaffers en puissance.

 

Ce qu’il faut c’est coller à l’histoire. Le premier boulot d’un directeur de la photo ce n’est pas d’éclairer des décors, c’est de comprendre l’histoire qu’il tourne et d’essayer de se mettre à son service. A partir de là, tout est simple. La photo arrive après. Nous, on éclaire pas des décors, on éclaire des émotions. La photo est réussie quand on a compris l’histoire et qu’on est juste par rapport à elle. Dans la littérature, chaque lecteur s’imagine quelque chose, au cinéma on impose une vision d’un décor, donc on doit être juste. Si on est juste, on est pas trop loin de la réussite.


Avec Bertrand il n’y a pas de discussion, on tourne tout en scope. Bertrand adore les choses difficiles et se mettre en danger. Et Bertrand adore l’idée du scope car on est obligé de prendre des partis pris très fort. Il a fait énormément de films en scope. Le scope oblige à une démarche, on est obligé de faire un effort, parce que ce n’est pas quelque chose qui est normal pour l’œil : soit on a des plans larges très lyriques, soit on a des très gros plans, ça supprime un peu les plans moyens… Le scope c’est pas mal.

Quant au cadrage, il y a un cadreur parce que Bertrand chorégraphie beaucoup. Donc il y avait un steadicamer/opérateur qui était formidable. On l’a reprit sur la princesse de Montpensier. C’est une race de technicien qui n’existe pas trop en France, car les gens qui font du steadicam ne font que du steadicam. En Angleterre et aux Etats-Unis, il y a des steadicamers qui opèrent tout le film. Quand il faut travailler à la Dolly, ils le font à la Dolly. Généralement le steadicam leur appartient donc on peut travailler avec quand on veut. C’est une espèce de confort. Tavernier adore organiser des plans séquence. C’est son domaine, j’interviens très peu là-dedans. Quand le metteur en scène vous demande un plan séquence très compliqué, on est obligé de prendre des partis pris très fort en disant : « cette partie là, ils seront éclairés parce c’est important pour la scène. Cette partie là, ils peuvent être en silhouette. Là, on va voir un œil… ». On est complètement dans l’émotion. Ce handicap du plan séquence oblige à prendre des partis pris, parce que je refuse d’être bon sur 360°, mais je pense que c’est un challenge artistiquement positif. Sur la princesse de Montpensier, où la caméra était en permanence à un mètre des acteurs, à tourner autour, on est dans l’impossibilité d’éclairer, ou plutôt de ne pas faire d’ombre, parce qu’éclairer c‘est une chose, mais il ne faut pas qu’il y ait d’ombres de caméra. Sur Montpensier j’avais un autre handicap : le film est entièrement tourné dans des lieux historiques, c’est à dire qu’on peut pas mettre la lumière où on veut.


En Louisiane il fallait être très réactif. Il y avait des mini-tornades, on passait du soleil à la tempête avec des arbres arrachés, le tournage arrêté. La dernière scène où Tommy Lee Jones récupère la petite fille, on avait une journée de tournage. A 15h il s’est mis à pleuvoir, on a attendu puis à 17h on a dit à l’équipe « rentrez chez vous ». Quand on est revenu le lendemain, il y avait 40cm d’eau dans le décor, c’est à dire que les acteurs avaient des bottes et qu’on a fait des gros plans. Le bayou c’est une éponge gorgée d’eau donc quand il pleut pendant 4 heures il faut deux jours pour que l’eau disparaisse.

 

Directeur de la photo c’est comme rugbyman, il faut avoir l’intelligence du jeu. On ne va pas trahir le réalisateur, on va essayer d’avoir la même lecture de la scène que lui donc quand on a une idée on va lui en parler. Le style d’un film est entièrement décidé avant le premier jour de tournage. Avec le réalisateur, on sait ce que l’on doit faire, ce que l’on ne doit pas faire. On en parle même plus. A partir de là, chaque jour, le réalisateur décide de tirer des acteurs ce dont il a envie. Et moi il faut que je lise dans les yeux des acteurs la manière dont il vont rendre ce que le réalisateur veut. J’ai une lecture visuelle.


Quand j’étais assistant opérateur, ça me rendait fou parce qu’à chaque plan j’avais sept filtres et trames mélangés, le pied de la caméra était entouré de caisses de filtres, le jour ou je suis passé chef opérateur dans la pub, je me suis dit plus jamais de filtres. Et puis j’avais lu un article de John Alcott, le chef opérateur de Kubrick, qui a fait 2001, odyssée de l’espace et qui disait : « pourquoi mettre un morceau de verre pourri devant une optique super sophistiquée ? ». Donc j’ai décidé de ne pas mettre de filtres. Bon ce n’est pas tout à fait vrai parce que je mets des polarisants ou des dégradés neutres, mais j’ai échappé aux trames. Quant à la pellicule, pendant 25 ans j’ai été un inconditionnel de Kodak et je ne mettait pas de filtre, je corrigeais le 85 en laboratoire et ça c’est toujours très bien passé. Et en 2000, miracle, fuji a sorti la 500 ASA Daylight donc depuis je fais tous les films en daylight parce qu’il y a toute la chaine : la 500, la 250, et la 64ASA. Mais au final, c’est pas très important parce que ce n’est pas la pellicule qui fait le film. Tout ça c’est des marottes d’opérateurs, il y en a qui ne jurent que par Panavision ou par Arriflex, par Eclair ou je ne sais quoi. On s’en fout, tant que l’histoire est bonne est que le parti pris de la lumière est bon.


Quand j’étais assistant opérateur, même auprès de grands bonhommes, j’ai n’ai jamais regardé comment ils faisaient parce que j’ai toujours pensé que je ne serais jamais chef opérateur. Mais ce qui fait un chef opérateur, c’est son œil, son jugement. Et on se crée un œil parce qu’on est cinéphile, on a vu plein de films et des plans nous ont marqués et même si on ne sait pas comment ils ont été faits, ils nous ont imprégnés. Et puis il y a des choses que l’on observe, des lumières la nuit, des reflets… Tout ça, ça ressert plus tard. L’aspect techniques c’est pas très important.

Et puis après on ne fait pas que de la photo, on gère un budget, il faut aller défendre les gens avec qui on veut travailler dans le bureau de la production, si on veut tourner de nuit ou de jour… Et puis faut gérer son équipe humainement… Du management, voilà ce qu’il faudrait que je donne comme cours !

 

Prochaine séance

 

Mardi 6 octobre

2020

à 20H

 

JEUNE FEMME

 

 réalisé par

Léonor Serraille

 

En présence de la réalisatrice

Léonor Serraille

et de la cheffe-opératrice

Émilie Noblet

 

Celle d'après